Les Jardins De La Faim (chapitres XXI à XXIV)

XXI (JUSTINE-1)

Justine reprend son souffle. Des sensations délicieuses, apaisantes, partout dans le corps. Surtout dans le bas, là où la culotte est restée de travers. Elle passe ses mains dans son pantalon et la réajuste. Ça lui procure encore quelques frissons. Puis elle tâte ses fesses et sent la matière gluante qui refroidit.
_ Bravo Laurent, bravo...
Elle a donc fini par coucher avec lui. Enfin, « coucher » ne serait pas exactement le bon terme pour désigner un acte qui a été promptement exécuté à la verticale, sans aucune espèce d’endormissement à l'horizon.
A part l'endormissement de la raison.
« Je ne t'aime pas Laurent ». N'était-ce pas ce qu'elle lui avait sorti, pas plus tard que la veille ?
Elle n'avait pas pensé ce qu'elle disait. Il l'irritait, la perturbait, mais elle était pourtant bien attirée par lui.
Et c'était vraiment bon et, oui, tu as toujours eu envie de lui. Alors que ce mec est cinglé. Ce mec parle tout seul dès qu'il a fumé un joint. « Ma chérie, tu es là ? », qu'il avait bégayé entre deux vomissements, quand il avait fait son malaise sur la plage. A qui parlait-il ? Pas à elle. Pas à Manu. A quelqu'un qui n'était pas là. Il devait plus probablement s'adresser à cette fille qu'il avait déjà évoquée, là, son ex ou équivalent. Elle devait arriver le lendemain, d'ailleurs. Elle ne put s'empêcher de ressentir une pointe de jalousie. Toi aussi t'es cinglée...
« Ma chérie, tu es là ? », rien que ça. Et ça l'avait fait craquer. Elle avait senti tant de détresse en lui. Il souffrait vraiment. Et Manu qui insistait pour qu'ils le laissent seul, récupérer et délirer dans son coin. Manu qui n'avait pas l'air rassuré. Et elle qui n'avait pas envie de s'engueuler encore avec lui. Et comme Laurent lui-même leur avait ordonné de foutre le camp (« disparaissez, tous, laissez-moi ! », restait à savoir à qui il parlait réellement), ils avaient fini par partir. Justine, à contrecœur.
« Ma chérie »... Malgré la jalousie, sans aucun doute mal placée, elle était touchée.
Elle monte à l'étage, se lave les mains à l'eau froide, puis enlève son pantalon et le passe aussi sous le robinet. Elle a du mal à faire partir le sperme qui colle après le tissu, change de texture, colle après ses doigts en grappes grumeleuses.
Il était venu à poil chez elle. Il était venu à elle. Il semblait si fragile, nu dans le jardin à grelotter.
Et ensuite il s'était transformé. Dans le salon, sous ses yeux, elle l'avait vu redevenir un autre, encore un autre. Un homme séduisant qui la désirait, elle, toute entière. Il avait essayé de le cacher au début, comme si il jouait. Mais c'était là, dans l'air, c'était en lui, puis finalement elle l'avait senti monter en elle, ce désir franc, brut, brutal.
Et ce n'était pas comme si c'était la première fois qu'elle couchait avec un autre. Ce n'était pas comme si tout allait bien entre Manu et elle.
Aujourd'hui, il s'était vraiment passé quelque chose de spécial. Quand ils s'étaient faits face dans le salon, c'était plus qu'électrique. Elle pouvait presque sentir ses regards comme des serpents sur son corps. Des serpents chauds. Larges et lents et chauds et enveloppants.
Quand elle l'avait vu se diriger vers la sortie, juste avant qu'il ne revienne à elle, en elle, elle avait senti un serpent glisser de la cuisse à l'entrejambe et passer entre ses fesses, puis revenir à reculons, de l'anus au sexe, il avait glissé. Un serpent qui glissait à reculons et qui la faisait mouiller. C'était aussi malsain qu'excitant, tant ça avait l'air réel, elle aurait presque pu le toucher, ce gros serpent chaud créé par les yeux de Laurent. Quand il l'avait enfin prise, c'était une énorme vague de déjà-vu qui la culbutait. Un déjà-vu sexuel qui n'avait rien de banal.
T'as vécu une expérience de sexe mystique, ma Juju. Y'a pire comme sensation...
Pourquoi alors ressentait-elle également cette impression d'avoir fait quelque chose de mal ? Ce n'était pas seulement qu'elle ait trompé Manu, une fois encore. Elle sentait que ce n'était PAS BIEN. Elle n'aurait pas dû coucher avec Laurent. Elle le savait.
Puis il l'avait mordue très fort, elle avait crié. Mais ça aussi c'était bon. Alors elle l'avait mordu à son tour, à la base du cou. Elle n'avait jamais fait ça auparavant.
Désormais elle regrette ces excès. Elle se rend même compte qu'elle saigne un peu. Elle passe un gant de toilette imbibé d'eau glacée sur la plaie, sur les nettes marques de dents. Elle a les crocs de Laurent tatoués sur son épaule.
Elle regrette déjà tout ce qui s'est passé. Elle regrette sa faiblesse. Pour une stupide affaire de phéromones...
Elle entend la voiture de Manu se garer. Il avait fait vite, même s'il était tard pour manger, quatorze heures largement passées. Ils s'étaient engueulés, ce matin. Il était parti voir ses parents, qu'il disait. Peut-être même avait-il déjà déjeuné avec eux, ce qui règlerait le problème. Justine n'avait pas faim et elle n'avait rien préparé. Manu était du genre à attendre ça d'elle.
Peut-être aussi Manu n'avait-il fait qu'un tour pour se détendre ou se défouler. Peut-être voyait-il des femmes, de temps en temps... Elle en doutait fort. Il ne plaisait pas souvent aux filles, et quand c'était le cas, il ne s'en rendait pas compte. Fut un temps où il lui avait plu, à elle.
Justine ne sent plus Manu. Il est devenu quelqu'un de différent, d'étranger. Ils ne font plus l'amour, ou très rarement, sans passion, mécaniquement.
Et Laurent trotte dans sa tête, avec son uniforme de nihiliste, ses saillies verbales sarcastiques, ses actes insensés et sa détresse qu'elle trouve si touchante.
Quelle conne.
Elle se dit alors qu'elle doit parler à Manu. Lui avouer qu'une fois de plus, elle l'a fui. Lui dire qu'elle a couché avec Laurent. Elle doit être claire et honnête avec lui.
Je ne l'ai pas trompé. Nous nous sommes trompés tous les deux.

Le lendemain.
Justine n'en croit pas ses yeux. Justine ne sait plus quoi croire. Elle regarde Laurent s'éloigner dans sa propre voiture, elle qui était pourtant bien décidée à ne la lui laisser pour rien au monde. Mais après tout, il ne s'agit que d'un simple prêt. A-t-elle confiance ? Non, assurément, non. Mais elle avait senti qu'il fallait qu'il en soit ainsi. Elle avait eu un peu peur de lui, aussi. Encore. C'était comme si il pouvait plier sa volonté. Quelque chose en lui... ou quelque chose en elle...
Elle sent Manu arriver dans son dos, ça lui colle un drôle de frisson, désagréable, dans la colonne.
_ Je sais ce que tu vas dire. Mais c'est ma voiture, j'en fais ce que j'en veux.
Il pose une main au creux de ses reins, il ne dit rien. Elle n'aime pas ça. Elle n'aime pas ça du tout. Elle a peur de se retourner, elle ne veut pas le regarder. Elle ne veut pas qu'il la regarde, elle.
_ Pourquoi tu dis rien ?
Encore un silence interminable. Ils sont immobiles, tous les deux, silencieux. Enfin il se décide à parler.
_ Qu'est-ce que je pourrais dire ? Je n'ai rien à dire. Effectivement, c'est ta voiture. Et tu fais ce que tu veux, ça j'avais bien compris. Et alors quoi ? On va encore s'engueuler. Tu as couché avec lui et, apparemment, ça t'incite à faire n'importe quoi. A continuer à faire n'importe quoi. J'ai laissé faire. Il y a bien trop longtemps que je laisse faire et maintenant c'est trop tard. Alors qu'est-ce que je peux dire ? A part réciter des évidences et ressortir des non-dits que nous avons tous les deux compris ?
_ T'aurais pu faire quelque chose. Il y a bien longtemps, comme tu disais.
_ Et maintenant c'est trop tard. On en a déjà tellement parlé... Mais je peux encore faire une chose. Je veux divorcer, Justine. Ça fait un bout de temps que j'y pense. Maintenant ma décision est prise.
Le choc. Justine ne s'y attendait pas. Elle savait que ça n'allait plus entre eux, elle savait qu'il fallait mettre un terme à leur relation, mais elle n'avait jamais envisagé sérieusement leur séparation. Peut-être était-ce dû à la résignation induite de l'habitude, de la routine, des repères de vie qu'elle tenait à conserver envers et contre tout bon sens.
Ils ne s'aiment plus. Manu vient de le dire et c'est comme si cela prenait enfin réalité, ici, dehors dans le jardin devant leur maison.
_ Ça fait longtemps que tu as pris cette décision ?
_ Non. Je te dis, je viens de la prendre en le voyant partir dans ta voiture. Mais c'est ce que je veux. C'est peut-être la dernière chose que je veux de toi. Obtenir le divorce.
Un gros BOUM vient ponctuer fort étrangement sa phrase en y mettant un terme brutal et imprévu. Tous deux sursautent et finalement Justine se retourne pour le regarder.
Son visage à lui est plus surpris que soucieux.
_ Qu'est-ce que c'était, ça ?, fait-elle.
_ J'espère que ce n'est pas ta voiture, en tous cas. J'espère qu'il ne s'est pas déjà planté avec. Il avait l'air dans un de ces états... T'es inconsciente.
_ Hein ? Mais non, voyons... C'est pas lui. On aurait dit une explosion.
_ Ben oui, justement.
Elle roule les yeux au ciel.
_ Tu fais exprès, là ! Non, c'est pas tout près et c'était fort, pourtant. C'est gros. C'est quelque chose de gros. C'est quelque chose de gros, répéta-t-elle en se reperdant dans ses pensées.
Justine se souvient vaguement d'un rêve qu'elle a fait la nuit dernière. Il y avait des flammes, un genre d'explosion... Une fille au milieu des flammes. Quelqu'un, elle ne se souvient plus. Et il y avait quelqu'un d'autre... Qui était-ce ? Elle ne se souvient toujours pas. Mais elle se remémore la phrase qui avait résonné dans sa tête, juste avant son réveil : « la maîtresse de maison doit mourir ». Oui, c'était ça, la maîtresse de maison doit mourir.
Alors seulement Justine et Manu voient la colonne de fumée.
_ Qu'est-ce que je t'avais dit, c'est une explosion. Qu'est-ce qui se passe ?

Beaucoup de badauds guettaient à distance. Elle avait un peu honte d'en faire partie. Manu n'avait pas voulu venir, elle lui en était reconnaissante.
Une partie du quartier avait été bloquée. Ils ne craignaient plus la fuite de gaz, mais sûrement les secours tenaient-ils à garder le champ libre.
Le champ de bataille, oui.
Justine contemplait donc le désastre entre la fascination et l'angoisse. Il ne restait rien de la maison de Sonia. Le bruit avait vite couru qu'il ne restait rien non plus de son occupante. Il ne pouvait pas y avoir de certitudes pour l'instant, mais ces bruits-là ne sortaient pas de nulle part. Justine tenait à garder un petit espoir rationnel, mais ses entrailles lui disaient clairement que Sonia était bel et bien morte. Pulvérisée par l'explosion de sa maison.
Sa grande demeure, rasée... Au-delà de ça, on ne savait pas grand-chose.
Justine avait le cerveau qui tournait dans tous les sens, malaxant des idées dans des positions dignes d'un contorsionniste masochiste.
Suicide ? Sonia se serait-elle tuée peu après sa séparation avec Laurent, peu après son départ ? C'était tout à fait possible. Horrible, mais probable. Elle avait déjà eu des penchants pour l'autodestruction. Ou bien était-ce une affreuse négligence ? Sonia elle-même oubliant de couper le gaz ? Ou alors... Laurent s'était servi son café du matin avant de partir, laissant le gaz ouvert, tuant sans le vouloir son ex-compagne dans une terrible étourderie ? Ou... Justine ne voulait pas penser ça, mais elle ne pouvait s'empêcher de se poser la douloureuse question : Laurent serait-il allé jusqu'à la tuer ? En était-il capable ? Son départ précipité ne ressemblait-il pas à une fuite ? Dans ce cas, elle aurait permis à un criminel, un assassin, de s'éloigner du lieu du crime.
Arrête ça, arrête ça. Tu ne pouvais pas savoir. Tu ne peux pas savoir. Tu ne sais pas. Tu ne sais rien.
Et Sonia lui avait demandé secours, la veille seulement, quand Justine l'avait appelée. « Il y a quelqu’un chez moi, appelle les flics ». Puis, « non, non, finalement, tout va bien ». Mais Laurent était chez eux, à ce moment-là. Peu avant qu'ils ne baisent comme des putois en chaleur. Il n'avait donc rien à voir avec cet étrange appel au secours avorté. Il était avec elle. Et qui d'autre aurait pu lui en vouloir à ce point ?
Peut-être devait-elle tout raconter à la police. Raconter quoi ?
Elle aurait bien voulu arrêter ça. Elle aurait bien voulu aussi que les réminiscences de son rêve cessent de la hanter. Elles revenaient sans arrêt depuis qu'elle avait entendu l'explosion.
La maîtresse de maison doit mourir.
Dans les flammes.
Une explosion au gaz, ça fait des flammes ? D'abord ça explose. Ensuite, peut-être viennent les flammes. En tous cas, les pompiers étaient arrivés en fanfare, la grosse cavalerie, plusieurs gros camions. Et il y avait bien eu un début d'incendie, mais qui ne s'était pas étendu au-delà de chez Sonia. Les vitres des maisons environnantes avaient explosé et l'habitation la plus proche présentait une façade noircie par les fumées. Une partie des badauds devait être constituée des voisins directs. Elle avait croisé plusieurs personnes manifestement choquées.
Il y a avait de quoi. Une petite ville tranquille soudainement secouée par une violente explosion. Alors qu'auparavant, plusieurs voitures avaient été incendiées, dans le même quartier. Et par qui ? Par notre bon Laurent, la veille de son départ, cramant par la même occasion sa propre bagnole à l'agonie. Une des voitures avait d'ailleurs littéralement... explosé. Serait-il devenu complètement cinglé ? Si tout cela n'était que faits indépendants les uns des autres, les coïncidences étaient troublantes.
Et troublée elle l'était, Justine.
Ça pourrait ressembler à un meurtre. Peut-être que Sonia est morte. Peut-être qu'elle s'est suicidée. Peut-être que c'est un stupide accident domestique. Peut-être que Laurent l'a tuée. Involontairement... ou pas.
Pourquoi aurait-il fait ça ? Ah quoi bon un pourquoi, Laurent était un homme instable, imprévisible et certainement manipulateur.
Et elle était tombée dans le panneau. Peut-être même lui avait-elle permis de fuir la justice. Où était-il vraiment parti ? Rentrait-il vraiment chez lui ? Il n'y avait qu'un moyen de le savoir, ou du moins, de se rassurer un peu : l'appeler, et vite. Elle en saurait forcément un peu plus. Et puis, si Laurent n'était coupable de rien, et elle voulait y croire, il fallait qu'il sache.
Il partait enterrer un ami et elle l'appellerait pour lui annoncer la mort de Sonia. Ça ne pouvait pas plus mal tomber mais il fallait qu'il sache.
Elle-même devait savoir. Quelque chose, peu importe quoi, elle devait vite se rassurer. Elle devait lui parler.
Alors Justine appela Laurent.
Après d'interminables sonneries dans le vide, elle atterrit sur son répondeur. Ainsi elle ne saurait rien. Rien. Car ça ne voulait rien dire. En ce moment-même, il devait conduire, c'était normal qu'il ne décroche pas. Bien compréhensible. Il ne fallait pas qu'elle tire quelque conclusion que ce soit. Elle n'avait pas réussi à le joindre, point barre.
Elle allait devoir attendre.
Elle n'avait pu s'empêcher de laisser un message. Bizarrement, il lui sembla qu'elle avait réussi à contrôler ses émotions, en apparence, mais le contenu du message était clair : il y avait urgence, quelque chose de grave s'était passé. Elle était restée vague pour être sûre qu'il rappelle, elle avait seulement voulu lui faire comprendre l'importance de son appel. Peut-être même lui faire peur.
Et maintenant, elle devrait donc patienter, subissant la torture de toutes ces questions.
Il n'y avait pas d'ambulance, elle devait déjà être repartie. Vide ou... Elle se mit une petite gifle pour chasser les mauvaises pensées. Elle se sentit aussitôt stupide de faire ça. Elle regarda alors autour d'elle, espérant que personne ne l'avait vue. Elle remarqua seulement une jolie blonde qui se tenait immobile à quelques mètres sur sa gauche. Elle aussi contemplait la catastrophe. Elle avait de l'allure, grande et fine dans ses jeans, ses longs cheveux blonds librement lâchés dans son dos.
Alors que Justine notait qu'elle ne l'avait jamais vue auparavant, la fille se tourna pour la regarder. Et c'était comme si elle, elle la reconnaissait. Elle la dévisageait sans gêne, en silence et avec un drôle d'air. Un air que Justine désapprouva totalement. Un air moqueur. Un je ne sais quoi de « je te l'avais bien dit » sur le visage et, au-dessus, des yeux froids. Et cette impression qu'elle donnait de la connaître très bien. Alors qu'elle était certaine de n'avoir jamais rencontré cette fille.
Peut-être en rêve ?
Quelle idée stupide.
On rêve parfois d'inconnus ou de gens qu'on n'a pas croisés depuis très, très longtemps.
Alors elle se souvint : la maîtresse de maison doit mourir. C'était la fille de son rêve. L'autre. Pas celle qui mourrait, mais celle qui regardait. Celle qui avait parlé dans sa tête : « la maîtresse de maison doit mourir ». Ce n'était qu'une drôle de sensation, diffuse, mais pourtant...
C'était beaucoup trop glauque pour elle, elle se força à rejeter cette idée impossible. L'accident, le choc, tout cela entrait en résonance avec son cauchemar mais ça s’arrêtait là.
La bouche de l'inconnue désagréable remua mais Justine n'entendit rien. Ses lèvres continuèrent à remuer exagérément, comme si elle voulait qu'on lise dessus, mais Justine ne comprenait toujours pas. Elle eut envie de lui crier dessus, de l'insulter. Que voulait cette conne qui se la jouait femme mystère ? Que voulait cette horrible folle à part mater l'accident avec son air moqueur ?
_ Pardon ? Pardon ! Que dites-vous ?
L'étrange inconnue lui sourit. Son sourire était aussi froid que son regard. Désincarné. Une parodie de sourire.
Oui, c'est ça, c'est l'ersatz d'un sourire, un faux sourire. Tout sonne faux dans son attitude.
Mais elle était belle, tristement belle. Ça ne faisait que renforcer son étrangeté. Moquerie et tristesse pouvaient-elles cohabiter ?
Si elle pouvait arrêter de me sourire comme ça et parler, me répondre !, se disait Justine. Pire que tout : elle ressentit, vaguement, un incongru désir sexuel l'effleurer, comme... comme un chaud serpent circulant entre ses cuisses et peut-être même à l'intérieur.
C'était trop.
_ Hé, répondez ! Que faites-vous là, on se connaît ?, cria-t-elle, agressive, en se rapprochant de quelques pas.
La fille approuva en hochant la tête, laissant Justine pétrifiée. Puis elle s'éloigna d'une foulée nonchalante. Justine voulut l'interpeller à nouveau, la rattraper – même si elle ne donnait pas l'impression de forcer, l'inconnue marchait rudement vite – mais elle restait clouée sur place, tétanisée, les sens et les pensées confus.
La fille disparut dans la petite rue perpendiculaire. Instantanément, Justine se sentit un peu mieux.
Ce n'était rien. Juste une folle, encore quelqu'un de sordide qui aime regarder les accidents, rien de plus. Il ne fallait pas qu'elle lui prête d'importance. Tout comme elle ne devait pas porter trop d'attention à ses sensations. Elle était perturbée, son corps réagissait bizarrement à l'angoisse qui la tenaillait.
Elle aussi finit par quitter les lieux, en prenant soin de ne pas passer par la ruelle où avait disparu la jeune femme aux yeux couleur cimetière.
Justine avait très peur pour Sonia. Justine avait peur qu'elle ne soit bien morte.

Laurent n'avait pas rappelé.
Elle était allée à la Soif De Sel. Elle n'avait pu se résoudre à retourner à la maison et raconter le peu qu'elle savait à Manu. Il se serait jeté sur ces informations comme un chien enragé et aurait incriminé Laurent à coup sûr. Non. Il allait bien finir par l'apprendre. Autant que ce soit de la bouche de quelqu'un d'autre. Ou que ce soit tout simplement remis à plus tard. Pas maintenant. Pas maintenant, là, je ne peux pas.
Elle était allée à la Soif De Sel et, à peine arrivée, elle avait réalisé que ce n'était pas une bonne idée. Le bar était en ébullition, Loïc surtout, et tout le monde ne parlait que de ça.
Mais elle eut assez vite réponse à une de ses questions : Sonia était morte.
Loïc était fou. Un lion dément qui tournait dans sa cage. Et il parlait beaucoup de Laurent.
Tout le monde parlait beaucoup de lui. L'explosion, Sonia, la maison pulvérisée et ce fameux Laurent qui y logeait également.
Justine se dit que la police, si ce n'était pas déjà fait, ne tarderait pas à s'intéresser à son cas et elle ne savait pas si c'était une bonne chose ou une mauvaise.
Beaucoup se demandaient où il était passé, d'autres émettaient l'hypothèse qu’il y soit resté aussi et qu'on n'avait tout bêtement pas encore identifié son cadavre. Certains y allaient même de leurs petites descriptions imaginaires : les corps seraient mélangés aux débris, on ne retrouverait que des morceaux, il faudrait des jours avant de comprendre qu'il y a deux victimes et non pas une seule.
« Ça arrive », concluaient ces mêmes érudits si sûrs d'eux.
Non, ça n'arrive pas. Ça n'arrive pas ici, se disait Justine, attablée dans un coin devant une vodka pomme. Ici, on ne parle jamais de gens pulvérisés, de cadavres mélangés, méconnaissables. Non, on ne parle jamais de ça. Car ces choses n'arrivent jamais, ici. Et vous n'en savez rien, nous ne savez rien, vous n'êtes que de sinistres et faux témoins, des commentateurs de mauvais augures, prêts à se jeter sur le premier événement qui pourrait vous sortir de votre petite vie chiante à mourir. Ici, d'habitude, personne ne passe le temps à contempler les décombres comme si tout ça n'était qu'une bonne blague. C'était du délire.
Elle attendait toujours l'appel de Laurent. Sa blessure à l'épaule lui faisait mal. Elle aurait dû mettre du désinfectant, les morsures sont connues pour s'infecter facilement. Elle n'avait pas eu le temps : Manu était rentré, elle avait dû se changer rapidement, jeter le pantalon souillé dans la machine à laver. Et tout s'était enchaîné. L'aveu, la dispute, la demande de divorce, l'explosion, les souvenirs soudains de mauvais rêves.
Sa rencontre avec la folle ne cessait de la hanter, au-dessus de tout le reste, alors que ça n'aurait dû être qu'un détail, un petit rien dont elle ne pourrait rien tirer. Le début de désir qui était monté en elle était certainement le comble de l'absurde. Elle n'avait jamais été attirée par les femmes, jamais. Et sûrement pas par une inconnue affichant cette révoltante attitude en pareilles circonstances.
Mon corps déraille parce que ma tête déraille.
Beaucoup trop de choses arrivaient en même temps. Des choses dures, brutales. Le divorce... Elle aurait dû le voir venir. Elle aurait dû le demander à sa place. Ainsi, elle le ressentait comme une injustice.
Hébétée, elle regardait autour d'elle et tentait d'éloigner la sensation d’irréalité malsaine qui l'écrasait dans la torpeur. Jamais elle n'avait vu ces pointes de méchanceté dans les yeux de Loïc. Même lorsque des fouteurs de merde de passage dans son bar le provoquaient, Loïc n'avait pas ce regard. De la haine. De la haine et autre chose : de la peine. Elle savait qu'il connaissait un peu Sonia, et surtout elle savait comment il pouvait prendre la mort d'une jeune femme : en pleine face, en plein cœur. Un grand sensible, Loïc. Un père, aussi.
Le grand sensible à moustache en question croisa une fois de trop son regard et finit par s'asseoir à sa table. Ils s'aimaient bien, les deux, mais elle n'était pas sûre d'être en état de lui parler.
_ Salut ma douce. Je te demande pas si tu sais. Fatalement, tu sais. Mais où pourrait se cacher cet animal, ce taré... t'as peut-être une idée ?
Il tremblait, il sentait l'alcool fort et il paraissait prêt pour le lynchage.
_ Même si je le savais, je ne crois pas qu'il serait sage que je te le dise.
Il lui jeta un regard d'une intensité telle qu'elle recula au fond de sa chaise.
_ Est-ce que tu sais quelque chose ?
_ Tu as eu ta réponse, Loulou.
Il tendit un index tressautant dans sa direction.
_ Ce mec. Ce mec, il a quelque chose. Je suis sûr qu'il a quelque chose de dangereux.
_ C'est un peu tôt pour tirer des conclusions. Surtout de ce genre-là. On n'est pas au far-west, on ne va pas aller l'attraper et le pendre sur des suppositions. Et tu l'aimais bien, il me semble. Alors, qu'est-ce qu'il se passe, Loïc, qu'est-ce qu'il y a ?
Il rengaina son doigt. Elle avait tenté de le calmer, elle avait adouci sa voix, pour lui rappeler qu'elle et lui s'appréciaient, tout comme Loïc avait semblé apprécier le musicien et le jeune homme abîmé qui habitaient Laurent jusqu'à l'excès.
_ Il y a que cette gamine est... est morte, voilà.
_ Un accident, certainement. Pourquoi tout de suite penser au meurtre ?
Il eut l'air sincèrement surpris... et agacé, un peu.
_ Qui t'a parlé de meurtre ? Pas moi, en tous cas. Mais je sais qu'il a ses responsabilités là-dedans. Et je crois que tu en sais plus que tu ne veux en dire.
_ Comment ça, « ses responsabilités » ?, fit-elle, prudente.
Il soupira douloureusement.
_ La petite Sonia, elle était gentille cette fille. Mais ce type, là, je sais pas. Je crois pas. Au début, oui je l'aimais bien, mais ces derniers jours, il...
_ Il est perturbé. Enfin, un peu plus que d'habitude peut-être, mais quoi ? Tu veux dire que Sonia se serait... à cause de lui, c'est ça ?
Les yeux fatigués de Loïc formulèrent une réponse on ne peut plus claire. Elle vida son verre de vodka pomme malgré la nausée qui guettait. Loïc se releva, esquiva quelques clients qui l'interpellaient, ramena la bouteille de vodka et servit deux verres, un pour lui, un pour elle.
_ Bois pas ça comme ça, c'est pas sain. Bois-la pure. C'est pour moi.
_ OK... Je suppose qu'il va bien me falloir ça. Je sais pas si j'ai bien fait de venir.
_ T'occupe pas de tous ces cons, ils racontent leurs âneries, mais au fond tout ce qu'ils pensent c'est « plutôt elle que nous ». « Plutôt elle que moi », voilà ce qu'ils racontent, ces fumiers de lapin. Ils se félicitent d'être bien en vie, ici, plutôt qu'en petits morceaux à la morgue.
Il avait la larme à l’œil et elle se dit qu'il ne fallait pas lui en vouloir. Elle ne pouvait pas lui reprocher d'être en colère. Au fond, il était seulement très triste.
_ J'suis pas forcément mieux qu'eux, d'ailleurs. Je pense à Sonia et j'imagine ma fille. Je t'ai déjà dit que j'ai une fille comme toi, comme elle, à peu près le même âge. Je ne la vois presque jamais, elle me déteste depuis la séparation avec sa maman. Enfin... Où je voulais en venir avant, c'est que je sais que ce gars lui a fait du mal, à la petite. J'en suis certain. Et peut-être bien que c'est juste un accident... Mais c'est si moche, c'est...
Elle saisit le poignet de Loïc et ficha ses yeux dans les siens, avec toute la douceur dont elle était encore capable.
_ Oui, c'est moche. Et ce qui se passe, ce qui se dit ici, c'est moche aussi. Faut garder la tête froide, essayer, au moins. Et je te propose quelque chose. Je peux peut-être retrouver Laurent.
_ Tu sais où il est, j'en étais sûr !
_ J'ai dit « peut-être », je ne suis pas certaine. Je vais faire ce que je peux.
_ Tu devrais plutôt voir avec les flics directement.
_ Pour l'instant, ça n'aurait pas de sens. Comme tu disais toi-même, il n'y a pas de quoi crier au meurtre. Mais la moindre chose que je puisse faire, c'est le mettre au courant.
Elle se garda bien de dire qu'elle l'avait déjà prévenu et qu'elle attendait toujours son appel.
_ Si c'est un suicide, c'est tout de sa faute, tout.
_ Je ne crois pas que ce soit si simple. Tu sais comment elle était...
Elle ne finit pas sa phrase. Elle avait honte d'évoquer ainsi le passé douloureux de Sonia. C'était impudique et cruel. Et peut-être tout simplement faux. Loïc n'était d'ailleurs pas dupe :
_ Elle allait mieux ! Depuis longtemps. Et dernièrement, j'ai même cru qu'il lui faisait du bien, mais... J'ai appris ce qu'il avait fait au fils Leguenne et j'ai...
_ Quoi ? Qui ? Il a fait quoi ?
_ Ah t'es pas au courant. Il lui a complètement défoncé la gueule, au Julien Leguenne.
_ Qui c'est ?
_ Tu connais pas, on dirait. Remarque, c'est pas grave, lui non plus c'est pas quelqu'un de fréquentable. Son frangin, je dis pas, mais lui, oh la la...
Elle se souvint alors que Laurent lui avait évoqué un incident impliquant lui-même, Sonia et... ce Julien Leguenne ?
_ A vrai dire, il est à l’hôpital, dans le coma. Tu te rends compte ! Ça fait beaucoup de gens... blessés, non ? Et il te tournait autour... Fais attention à toi.
Justine aussi avait remarqué que, décidément, beaucoup de douleur traînait dans le sillage de Laurent. Son ami, décédé, ce Julien dans le coma... Et Sonia... décédée.
Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'elle est morte.
_ Je vais essayer de le contacter. Je me sens mal, vraiment mal. Mais j'ai pas envie de rentrer chez moi.
Loïc lui adressa un regard plein de douceur et eut un geste tendre sur son bras.
_ Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas ou te mettre encore plus mal à l'aise, mais... il t'a tapé dans l’œil, hein ?
_ Tu sais très bien que ça ne va plus avec Manu. Et c'est vrai que tu as tendance à te mêler de ce qui ne te regarde pas.
Elle soupira.
_ Mais je suppose que c'est une déformation professionnelle. Non, écoute, je ne crois pas que Laurent soit si mauvais. C'est juste un mec paumé. Je vais essayer de clarifier les choses, je te dis.
_ OK. Mais surtout n'en fais pas trop pour lui. Méfie-toi, je ne le sens pas. Je ne le sens pas, répéta-t-il à mi-voix, vidant son deuxième verre de vodka.
Il lui caressa à nouveau le bras et retourna derrière son comptoir. Il paraissait un peu plus apaisé.

Ainsi Justine n'arrivait pas à se faire à l'idée que Sonia était morte. Le monde lui paraissait soudainement hanté par des cauchemars dangereux, des cauchemars qui jaillissaient sans prévenir, vicieux fantômes répandant le saccage, le non-sens et la perte.
Le gâchis et le chaos.
Justine voulait quitter ce bar mais elle avait peur de rentrer à la maison. Cette coûteuse maison qui ne ressemblait ni à Manu ni à elle-même. Cette prétentieuse maison, matrice de leur échec, repaire du désamour.
Elle comprit confusément que cette maison allait devenir un problème lors du divorce. Rien ne pourrait se passer simplement à ce niveau. Une part aigrie d'elle-même lui susurra froidement de régler ce problème matériel à la manière de Laurent : tout balancer, détruire. Foutre le feu.
Elle refusa intérieurement le nouveau verre de vodka qu'elle se proposait et frissonna.
La maison est en flammes et la femme est à l'intérieur.


 
XXII

Et voilà un aventurier ! Je mis une bonne demi-heure à sortir de cette foutue ville et trouver enfin des panneaux annonçant des directions qui me rappelaient quelque chose. Je sentais que j'allais me planter quelques fois, sans itinéraire ni carte (il fallait que je m'arrête pour fouiller dans la voiture de Justine, elle avait peut-être ce dont j'avais besoin), si bien que je décidai de me contenir, de prendre tout ça à la légère.
Pour le moment, j'avais reconnu cette route et savais où elle me menait, c'était l'essentiel.
En quittant la ville, j'avais aperçu dans le rétroviseur une colonne de fumée noire et grise, au loin. J'avais entendu comme un gros BOUM, un peu plus tôt. Je m'étais demandé d'où ça venait. Je me dis alors que les deux étaient peut-être liés.
La fin du monde commence ici ! Ils nous attaquent, ils nous bombardent, finalement ce trou pourri va bien brûler ! Alléluia ! Gloria, gloria ! Gloire aux mystérieux anges exterminateurs !
Je guettai encore plusieurs fois avant de trop m'éloigner. On aurait dit une fumée d'incendie, un truc assez costaud. Ce n'était pas les bagnoles que j'avais flambées, les pompiers avaient tout éteint. Tout était fini depuis longtemps quand j'étais passé devant les carcasses ce matin. J'avais été fier de moi, c'était d'une laideur incroyable, ces tas de tôle explosés. Et ça puait comme l'enfer.
Si seulement ce supposé incendie pouvait s'étendre... Peut-être qu'il ne s'agissait que des rejets d'une usine quelconque. J'avais seulement envie d'y croire pour partir. Croire à cette petite poésie de fin du monde.
Quand je reviendrai – si je reviens – il n'y aura plus qu'un grand trou, un putain de cratère. Plus de maison des Barrachas, plus de Soif De Sel, rien qu'un gigantesque trou ouvert sur les entrailles de la terre, avec du feu au fond : loin, très loin en bas, mais plus si loin que ça, l'Enfer. Et juste à côté : la mer.
Génial.
Finalement, je m'arrêtai sur le bas-côté pour rouler cinq cigarettes d'avance. J'en profitai pour fouiller les diverses poches et trappes plus ou moins dissimulées et ne trouvai qu'une seule carte, grands axes. Ça devrait suffire. Je révisai l'essentiel de mon itinéraire.
Enfin, je m'allumai une tige en repartant dans une sorte d'allégresse toute enfantine. Cette joie fut cependant vite perturbée par les séquelles de ma déception matinale, tapies au creux de mes tripes. Mais au moins j'avais un but. Le retour, des adieux. Au-delà de ça, l'océan du vide. Je m'en accommoderais plutôt bien, j'avais toujours vécu au jour le jour. A quoi bon se stresser à planifier, tout tourne dans tous les sens dans ce putain de chaos. Laissons nos vies vivre. Elles n'ont pas besoin de chien de berger, ni de rails illusoires. Tout se pète la gueule et dérape, que tu le veuilles ou non. Il n'y a rien à construire. Tu vis, tu meurs. Point barre. Le reste, c'est juste du temps à perdre, du temps à combler, du mauvais et du bon et un sacré paquet de trucs intermédiaires. Mi-figue, mi-poire, pas bien bandants. La mi-molle paresseuse entre deux douches froides.
Frangin, frangin, tu le savais bien ! Frangin, tu te serais tapé Maëlle ? Allons, c'est pas possible. Je veux bien que le chaos règne, mais t'aurais pas fait, ça, hein ? Arnaud, t'aurais pas fait ça !
Cette garce avait réussi à me coller le doute. C'était une reine, pour ça. La reine du doute. Qui redoute la reine du doute ? Tremblez, tremblez, vous ne saurez même plus qui vous êtes !
Je sais ce que je suis. Je suis un truc qui revient au point de départ. Je suis la spirale à moitié humaine. Je suis un truc qui file dans une voiture plutôt pas mal, une voiture non-fumeur dans laquelle je fume. J'ai un flingue dans un sac sous le siège passager. J'ai ma guitare sur la banquette arrière. J'ai cent boules en liquide et une carte bancaire. Et le reste, je l'ai envoyé en l'air et laissé derrière moi. Même mes putains de papiers !
Si les flics m'arrêtent pour un contrôle, je me sens capable de les descendre. Ou de continuer à foncer, sans même ralentir. Ou alors je leur dirai que je les ai perdus... On s'en fout, je les emmerde, personne ne pourra m'arrêter !
Hey, Maëlle, t'entends ça ? J'arrive ! J'arrive et tu ne pourras pas me congédier cette fois, ça sera moi qui dit quand ça commence et quand ça fini ! Bordel !
Bordel, il me manquait de la musique. Il y avait bien un classeur à CD dans le vide-poches mais la sélection faisait peur : du reggae français, au secours, du faux punk de Monoprix, pitié, et de la musique africaine pour blancs culs de bobos. Fabuleux.
Et je suis allergique à la radio.
Alors je me mis à chanter.

We were swinging from despair to anger. We couldn't hide from them.
We were forced to retreat.
We've been hurt too many times and if we can't escape... we'll have to dig our path and go down. Where the disease reigns. Where the enemy is.
Then play with him and remind him... he's only a child, lost in their promises and lies.
Come on my friends, let's build a world. Come on my friends, let's build a new world.
C'était « Atlanta », un vieux morceau un peu raté. Je me souvenais bien des paroles. Je les trouvai complètement niaises.
Alors j'enchaînai sur mon refrain du moment, « Magic Boy », en cherchant quelques variations, suites et différentes voix. Ça me faisait du bien. Ça me massait la gorge et le thorax ; et ça m'occupait l'esprit.
Mais les flammes brûlaient toujours en moi. L'apocalypse, en moi.
I am the apocalyptic child. I use and I abuse. I torn flesh and tear on the string. Until it breaks. Until the end. I am my own end and I'm all yours. I-Man, Magic Boy, Voodoo Child and... BOOGEYMAN !
L'apocalypse, tellement dans l'air du temps... Je m'appropriais ta vision personnelle et égo-centrée, Maëlle, de la fin d'un monde.
Je répétai les mots, m'entraînant à les mémoriser. Progressivement, j’avais accéléré et dépassé plus d'une fois les limitations.
La musique adoucit les mœurs, mon cul !

La vitesse me grisait. Ça dopait mes idées, je me sentais vivant, à nouveau, plus vivant qu'avant. Je fonçais vers ma renaissance, harcelé de pensées télescopées.
Je ne m'étais jamais débarrassé du flingue et elle l'avait toujours su. Elle savait que je l'avais gardé, tout ce temps, avec moi. Mais je ne m'en étais pas encore servi. Non je n'allais pas me faire sauter le caisson, je n'allais pas lui faire ce plaisir.
Croyais-je vraiment qu'elle voulait ma mort ? On aurait dit. Depuis le début, elle me torturait, me rendait fou, dans quel but ? Que je crève.
Non, peut-être n'avait-elle pas un plan aussi précis et déterminé. Peut-être agissait-elle seulement selon sa nature.
Sa nature... Et la mienne, dans tout cela ? Continuer à avancer, coûte que coûte, peu importe, sur les genoux, en rampant sur des charbons ardents, peu importe, avancer. Tout recommencer à zéro, souffler sur les braises de la destruction, du changement perpétuel, aller du point quel qu'il soit au point suivant. Quel qu'il soit. Spirale ou pas.
Comme ce trajet du retour. Je m'égarais, reprenais une route qui me paraissait logique, doutais, mais finalement, je suivais en gros la bonne direction. Je mettrais le temps qu'il faudrait, mais j'arriverais à bon port, avant l'enterrement, jeudi, après-demain.
Je fumais. C'était bon.

Je stoppai à une station service décrépie le long de la nationale. Je fis le plein et allai payer en liquide.
Le gaillard à la caisse louchait sur son étalage de sucettes, j'en achetai une au coca pour lui faire plaisir.
_ C'est le parfum que je préfère, je suis content d'en vendre une, me dit-il.
Ça tombait bien.
Le type, entre deux âges, me paraissait bien fantaisiste, alors je m'octroyai une petite fantaisie de mon cru : je reprendrais la route non sans lui demander au préalable si, par hasard, une grande blonde ne s'était pas arrêtée peu avant.
_ Ça fait une éternité que je n'ai pas vu de femme. Et je me porte mieux comme ça, ajouta-t-il en riant brièvement.
Je lui répondis qu'il valait mieux pour lui qu'il ne croise pas la route de celle à qui je pensais.
_ Non je ne l'ai pas vue. Il n'y a plus grand monde qui s'arrête ici. Je peux pas concurrencer les prix des grandes surfaces... Fut un temps où j'étais pompiste. Pompiste, vous avez pas connu ça, vous les jeunes... Les femmes, faut pas leur courir après, elles finissent toujours par revenir. Souvent pour le pire. Gardez vos forces.
_ J'en ai encore suffisamment. Et j'ai du sucre, fis-je en désignant la sucette. Bonne journée.
« Souvent pour le pire », murmurai-je alors que je me rasseyais devant le volant. Je vis le bonhomme du guichet me faire un salut de derrière sa vitre. Drôle de type. On aurait dit un fantôme.
Drôles de types.
Je repris mon chemin, de plus en plus serein. Avide de kilomètres. J'avais désormais la voiture bien en main. Et puis, un accord avait commencé à résonner dans ma tête. Un accord parfait, limpide. Il y avait quatre notes et une cinquième que je n'arrivais pas encore à déterminer. Peut-être une septième majeure. Mais je n'en étais pas certain. Il aurait fallu que je m'arrête à nouveau au bord de la route et attrape ma guitare pour la trouver. Je n'avais pas le temps. Ni l'envie. Il sonnait si pur et mystérieux. Une nappe, un son impossible, presque continu. Il résonnait en une lente vague légèrement ondulante. Le plus bel accord que j'aie jamais entendu, dans ma tête. Il m'apaisait.
Ça aurait dû me rendre fou.
Certainement j'étais simplement victime d'un enchantement. Un sort de sorcière. Une sorcière ou un fantôme de sorcière.
Je dois enterrer des choses. Revenir à la maison et enterrer des dépouilles de rêves.
« Six pieds sous terre, j'ai enterré mes rêves, j'ai laissé mûrir, j'ai laissé pourrir. Et tu peux t'asseoir sur ta culpabilité, tu peux te la foutre... oh ciel, ma tête, ma tête ! […] Peut-être tu es morte le mois dernier, pauvre chérie si déçue. »
Un de mes premiers morceaux, avec mon premier groupe. Je faisais encore dans le chant français, à l'époque... J'étais très surpris qu'il revienne à ma mémoire maintenant. Il me parut plutôt approprié aux circonstances funèbres. Mais il ne collait pas avec l'accord alors je l'oubliai vite.

Je roulais depuis un laps de temps incertain. L'accord ne m'avait pas quitté et je suivais les panneaux sans plus douter : Dinan, Linguidic, Guégon, je passai à Rennes sans trop la regarder.
Noyal-Sur-Vilaine.
Ticket de péage, je pris l'autoroute. Presque désert, quelques camions que je doublais en amples déboîtements.
Maëlle... Si tu savais tous les morceaux que j'ai écrits sur toi... Les preuves ne manquent pas. Les preuves ne mentent pas.
Je crus pendant un instant apercevoir ta voiture, au loin d'une courbe. J'écrasai l’accélérateur, ravi de constater que le véhicule en avait décidément sous le capot. J'atteignis les cent quatre-vingt, comme par magie, et maintins la cadence pendant une bonne dizaine de minutes. Sans succès. Je ne revis pas ce qui aurait pu être ta voiture. Ou plus probablement une autre du même modèle. Je ne fus presque pas déçu. Tôt ou tard, je te retrouverais.
Laval, Le Mans.
J'étais redescendu à un bon cent-trente régulier. Je n'en revenais pas du trafic si clairsemé. C'était comme dans un rêve. Je n'avais plus aucune difficulté pour conduire ou me repérer.
Je n'avais qu'à dorloter le volant, les yeux grands ouverts, perdu dans mes pensées.
Fut un temps, j'avais décidé d'écrire une histoire. « Alors ne parlons pas », qu'elle s'appelait. C'était juste après la mort d'Arnaud.
Mon frère me manque. Tu me manques, Arnaud. On n'a jamais été très proche. Mais tu me manques. Même si tu vis encore en moi, tu me manques. Je te ferais bien une place de choix dans mon histoire mais la mémoire me fait défaut. Je ne suis plus sûr des détails. Tous les petits détails qui font la vie, qui te donneraient des couleurs, de la texture, une odeur, de la saveur. La saveur d'un être vivant, au lieu de ces oripeaux déchiquetés, habillant un simple sac d'os, résumé grossier, ce personnage cliché de drogué ; Arnaud.
Les histoires, les petites fictions qu'on se raconte, même dans leurs divagations, ne mentent pas. Mais elles en disent si peu.
Chartres.
T'as jamais été branché sur la réalité, hein, Arnaud ? C'est ce que disait Papa. A longueur de journée. Il parlait du sel de la terre, et il en balançait sur les plaies.
La réalité ? Une somme de perceptions et basta, ma douce et dure Maëlle.
L’Océane A11/E50. Le nom me fit rire.
Sur l'accord mental apaisant qui m'accompagnait, mon rire sonnait juste. Un rire sur un drone de magie blanche. Je n'avais pas besoin de plus de musique.
Rejoindre l'océan ne m'avait rien apporté de spécial. C'était moins bien que dans mes rêves. Peut-être je n'aurais jamais dû partir. Je suis l'homme d'un seul endroit, comme l'avait dit Maëlle. Un arbre. L'arbre avait fait une fugue illusoire. Il n'y avait pas eu de sagesse au bout de cette quête.
Je m'arrêtai à nouveau, acheter à manger dans une aire immonde, un non-endroit qui tentait de paraître accueillant pour cacher son but bassement lucratif. Je me souvins ce qu'avait dit le bonhomme de la station service sur les grandes enseignes. Je me sentis un peu honteux d'être là.
Un couple au rayon sandwich se racontait un truc à propos de boucle temporelle et de mondes parallèles, peut-être un film qu'ils avaient vu.
Au comptoir, une grosse fille presque jolie mais très fatiguée, quant à elle, narrait à son collègue, mâle et tout aussi grassouillet, ce qui devait être un songe. Des histoires, encore des histoires... Je n'entendis que la fin.
_ ...et là j'avais bien compris qu'elle était morte. Tout le monde avait compris depuis longtemps. C'est elle qui ne voulait pas le savoir. Alors j'ai essayé de la pincer et là elle a crié tellement fort que je me suis réveillée.
_ C'est toujours pénible de se réveiller au moment de la révélation finale, fis-je bienveillant, en récupérant mon ticket de caisse de ses doigts boudinés.
Elle me jeta un regard choqué mais n'ajouta rien. Pas même au revoir, merci ou bonne journée. Je ne lui en voulais pas, j'avais dû intercepter quelque chose d'un peu trop personnel. Il ne faut pas raconter ses rêves à n'importe qui, n'importe où, n'importe comment.
Sur le parking, je me rendis compte que l'accord dans ma tête s'était fait plus ténu. Il revint à plein volume quand je me lançai sur la bretelle et atteignis ma vitesse de croisière.
Tout allait bien.
« C'est elle qui ne voulait pas le savoir. »
Je me rappelle ce rêve que tu m'avais raconté. Tu assistais à la mort d'un enfant. Toute une famille bourgeoise prenait le thé dans le jardin. L'enfant jouait autour du puits, il tournait en vélo autour du puits et il finit par tomber dedans. La famille ne réagissait pas, alors que l’enfant se noyait. Ils décrétèrent qu'il n'avait qu'à faire attention, et que c'était trop tard pour l'aider. Alors tu étais allée dans le puits, chercher l'enfant et tu l'avais ramené à la surface. L'enfant mort était un tout petit insecte au creux de ta main. Une petite chose minuscule, morte. Tu étais la seule à t'en soucier. Et tu avais juré de le venger.
Prédatrice, tu hantais l'eau d'un étang. Un étang, au bord de ta maison, ta tanière de Grand Prédateur. Tu en avais tué tant. Tu en avais vengé tant. Et d'autres venaient te chercher. Tu te cachais dans la terre de l'île de l'étang mais ils te trouvaient.
Et le rêve continuait. Après, tu étais en prison et tu t'échappais grâce à la voix que tu entendais en toi. Celle qu'il ne fallait pas réveiller, ils l'avaient réveillée en t'attachant les mains.
Tu étais revenue à toi au moment où elle s'élevait et où tu t'évadais dans les longs couloirs de ciment de la prison.
Ce genre de rêve, c'était tout toi, Maëlle.
Orsay...
Evry.
Puis un vaste no man's land plat : des prés, des champs à perte de vue. Je m'imaginai courant nu, les pieds dans la terre, les pieds dans la boue. Frissons de la bête.
Et soudain, c'était toi. Nue, courant dans les prés et dans la boue. Les hélicoptères et leurs mitrailleuses te traquant comme une bête enragée.
Je te voyais presque. Je te voyais presque.
Il fallait que je reporte mon attention sur la route, mais j'avais trop envie de te voir courir un peu plus loin devant, sur le côté, fuyant la traque et me fuyant, moi. Maëlle courant à plus de cent trente, nue dans les prés. Frissons de la bête.
Je te voyais presque.
Mais si je te chassais, c'était derrière le sillage présumé de ta voiture banale, pour régler nos comptes à jamais. A la maison. Je ne pensais pas sérieusement te retrouver sur la route.
Quoique... La voiture là-bas ? Encore ? Allais-je jouer le jeu ?
Sans me poser plus de question, je tentai à nouveau le cent quatre-vingt mais ne réussis à rattraper qu'une voiture anonyme, bien sûr. C'était une femme, dans l'habitacle. Je m'étais rabattu derrière elle et elle jetait parfois ses yeux dans le rétroviseur central. J'avais dû l'effrayer.
Ça aurait pu être tes yeux. Ton regard gris millénaire, coincé dans une petite glace.
Je pris mes distances de sécurité, ralentis volontairement jusqu'à ce que je la perde de vue. Ce n'était pas toi. Bonne route, qui que tu sois. Profites-en avant que le monde ne brûle. Derrière nous, l'apocalypse. Derrière nous les flammes qui consumeraient la route avalée et les villes traversées.
Jusqu'au bout du monde.

Nemours.
Jusqu'au bout du monde sur un accord ambigu.
« Je n'aurais pas dû venir. C'était une erreur. »
En parlant d'erreur, je me demande ce que tu aurais pensé de Sonia. Tu ne l'aurais pas aimée. Tu es trop jalouse. Pas jalouse, non : possessive serait plus exact.
Tu ne me possèderas plus. Je veux mon exorcisme en 3D. S'il faut aller chercher un curé par le fond du froc, j'irai. Eau bénite, pieu dans le cœur, tout sera bon. Je t'aurais bien collé une bastos dans le crâne, ce matin. Mais mes balles ne sont pas en argent. Et je ne suis pas un assassin.
Peut-être bien que je fais exactement ce que tu voulais que je fasse. Peut-être qu'en rentrant à Montbéliard, je joue sans le savoir ton jeu obscur.
Dans ce cas, j'allais dégommer le mode d'emploi en beauté, crois-moi.
Elle ne veut plus de toi, Laurent. Depuis longtemps. Depuis toujours. C'est ce qu'elle essaie de te dire. Et tu ne veux pas entendre.
Pourquoi est-elle venue, alors ?
C'est moi qui déciderai. Quand, où et comment. Bordel !
Où était l'accord ?! Il avait disparu. L'accord s'était tu !
Tu ne penses qu'à toi. Connard égoïste, as-tu jamais vraiment pensé à moi ?
L'accord n'était plus. A la place j'entendais ta voix.
As-tu déjà pensé à ce que je pouvais ressentir ? As-tu seulement essayé de le savoir ?
Oui, mais je n'y comprenais rien ! Je ne comprends rien à toi !
Je ralentis sans réellement m'en rendre compte, plié en deux sur le volant.
Tu ne vois même pas le mal que tu fais. Le mal que tu me fais, Laurent, à me forcer à être ce que je ne suis pas.
Je n'y peux rien !
Alors que toi, tu geins : « Je ne suis pas un assassin. » Ah oui ? Et Julien ? Et José ? Tu vois ce qui t'arrange.
J'étais en train de réaliser que je n'étais plus en état de conduire quand l'incident survint : je percutai, sans avoir le temps de l'éviter, une carcasse d'animal. Un chien, probablement. Un haut-le-cœur me secoua alors que je réalisais qu'il bougeait encore, juste avant de rouler dessus et d'entendre son corps percuter en rebonds le dessous de la voiture. Un regard dans le rétro me fit voir sa dépouille continuer à tressauter. Le choc, ou des spasmes...
Je faillis vomir.
Tu vois ? J'ai tué le chien. Tu as tué le chien. On s'est débarrassé de lui.
Ta voix moqueuse, en moi.
Après le chien, la maîtresse de maison. Jamais tu ne la reverras ? Ça dépendra de toi. Peut-être, peut-être pas.
Je dus me garer en catastrophe sur la bande d'arrêt d'urgence. Impossible de continuer. Je perdais vraiment la boule, la sérénité d'un autre monde avait fait place à une angoisse sournoise et à un vacarme pas possible dans mon crâne.
Avec la maîtresse de maison, la maison. On a rasé la maison. Il n'y a plus de maison. Jamais tu n'y retourneras ? Peut-être, peut-être pas.
Toute cette journée était anormale. Je comprenais maintenant que tout ce que j'avais ressenti aujourd'hui était décalé, même ce calme qui m'avait envahi peu avant me paraissait désormais étrange. Annonciateur de tempête ou acouphène après la bombe, je n'étais pas loin du paranormal.
Qu'as-tu fait de moi ?
J'entendais des voix et des accords.
T'es pas tout seul dans ta tête, Laurent. Oh non, il y a foule là-dedans.
Et ces drôles de rencontres, sur la route. Tous ces inconnus qui racontaient des histoires. Des fantômes de gens ! Pas anormal : paranormal. Je me concentrai sur ce mot stupide, l'épelai à voix haute. L'angoisse s'éloigna un peu et la réalité reprit des contours moins scabreux.
J'étais épuisé. Il fallait que je l'admette. Et j'avais toujours eu une tendance à encaisser les coups et à me refaire le scénar' dans ma caboche. Rien d'inhabituel pour moi. Rien de paranormal, p-a-r-a-n-o-r-m-a-l. J'avais été spécialement malmené, ces derniers jours.
Et je ne croyais pas aux fantômes.
Qu'est-ce que tu as fait ?
Les voitures filaient, juste à côté. Il fallait que je me ressaisisse.
Je ne crois pas en ton fantôme, Maëlle. Pour hanter les gens, il faut commencer par être mort.
Il faut commencer par être mort.
Et les boucles temporelles, et les mondes parallèles ? L'Enfer et la spirale, Laurent ! Pour commencer, peut-être je suis morte... le mois dernier ? Ou avant, bien avant, avant que tu partes...
Le malaise revenait à la charge, mais il n'y avait plus l'effet de surprise. Et penser à ta mort me sciait les pattes et m'étouffait dans la bile.
Tu n'es pas morte. Personne n'est mort. A part Arnaud, bien-sûr, et José, aussi. Et Kurt le chien. Personne d'autre. Ça suffit comme ça.
Plus personne ne va mourir.
Et Julien, où en est-il ? Tu crois qu'il va mourir ? Un, deux, trois... quatre !
_ Il a pas intérêt, dis-je à voix haute en réenclenchant la première.
Je poussai les rapports comme une brute et atteignis rapidement une vitesse acceptable pour la conduite sur autoroute. Je me faisais violence, mais il fallait que je me sorte de ces idées noires. Il fallait que j'avale du bitume et me remette en transe.

Ça ne fonctionna pas vraiment mais l'angoisse disparut presque.
L'accord ne revint jamais.
Ça m'arrangeait : rétrospectivement, il avait fini par me faire peur.
J'écoutai même un peu de variété africaine. Pas si mauvaise. Je fumai ma dernière cigarette pré-roulée en maudissant mon mental instable.
Sur ce plan, on est toujours moins fort qu'on ne croit.

_ Première règle : tu ne peux pas contrôler totalement tes pensées. C'est un système à part. Tu peux seulement canaliser, en partie. Tu peux chasser certaines idées avant qu'elles ne s’installent. Mais toujours, elles reviendront. Par exemple pendant ton sommeil. Alors laisse couler.
_ Deuxième règle : les pensées indésirables ne doivent pas interférer sur ta conduite. Notamment celle de ta voiture, ah-ah-ah. Juste, laisse couler.
_ Troisième règle : toute idée n'est pas forcément juste. Tu ne penses pas forcément ce que tu penses, mais personne ne peut penser à ta place. Laisse couler.
_ Quatrième règle : tu penses bien ce que tu veux, les autres n'ont pas forcément à le savoir. Voire la deuxième règle. Laisse couler.
_ Cinquième règle : les autres ne sont pas ceux que tu penses. L'idée que tu en as n'es pas forcément juste mais c'est pas grave : laisse couler. Voire aussi troisième règle.
_ Sixième règle : les autres ne peuvent pas penser en toi. Et les autres ne peuvent pas contrôler tes pensées. Voire première et troisième règle. En pensant aux autres, tu ne penses qu'à toi qui pense aux autres qui ne sont pas ce que tu penses. Alors laisse couler.
_ Conclusion : laisse couler, tu penses bien ce que tu veux, tu es toujours seul.
Tu penses bien ce que tu veux, tu es toujours seul.
Tu es toujours seul, à te rassurer comme tu peux.
Exercices mentaux futiles qui te divertiront toujours mieux que relever les différents départements sur les plaques d'immatriculation. Septième règle.
Tiens, quelqu'un du Territoire de Belfort. Juste à côté de chez toi. Jolie Audi de dealer.
Mais toi, tu vas plus vite, grâce à la caisse des Barrachas, prononcer « casse ». La classe caisse du casse-baraque des Barrachas ! Et crac !, quatre pattes à un canard ! Catastrophe carénée calamiteuse ! Je la double, l'Audi du dealer !

J'allais mieux. Je riais comme un débile à mes petits jeux de mots mentaux.
Du jus de jeux de mots mentaux ! Manteau menteur !
J'éjectai le disque de musique africaine, il avait fait trois fois le tour et ça m'excitait un peu trop. Je le balançai sur le siège passager. Je me dis que j'aurais dû déposer le flingue directement dans le vide-poches, comme tout bon conducteur de road-trip meurtrier. Ou alors, là, à mes côtés sur le siège avec le CD.
Je m'avisai alors que c'était effectivement le cas. Il était là, son long canon brillant sur la place du mort. Avant, il était sous mon siège, bien au chaud dans le sac.
C'est magique ! Après tout, le Magic Boy, c'est moi !
J'éclatai de rire, encore. Tout était parfait, finalement. Il suffisait de laisser couler.
« Je t'écris d'une plage en Bretagne, où je ne suis jamais allé. La bouteille de whisky a valsé et mes pieds se sont emmêlés. La tête dans les étoiles et le cul dans le sable, j'ai prié la fois dernière pour que tout s'arrête. […] J'ai depuis longtemps lâché prise, jamais je ne m'étais autant amusé. De mon carrousel... Que les clodos exponentiels envahissent la terre ! Je prie pour que demain ne se souvienne pas d'hier. Que nous perdions nos femmes, nos jobs et nos maisons et peut-être nous nous retrouverons. Dans mon carrousel... Tout tangue et tout tombe, tout tango attise la fin. Tout tangue et tout trompe, tout tango a une fin. Tout tangue et tout tombe, ton tango guide ma main. Pour toi je crie la fin du monde, que rien ne naisse demain. »
Encore un de ces vieux morceaux qui me revenait en tête. J'étais content qu'il me rappelle son existence. Je me souvenais aussi d'une phrase qui n'avait finalement jamais été chantée : « L'alcool tuera le condamné, buvons à la santé des cons ».
Je l'aimais bien, cette phrase idiote. Belle conclusion, mais ça me donnait soif.
J'attendrais d'être arrivé.
Panneau indiquant Auxerre.
J'allais débarquer en plein milieu de la nuit, mais j'avais toujours un double des clefs de la maison de mes parents, dans le sac à flingue, avec mon portable. J'avais une alternative : soit faire beaucoup de bruit et ainsi éviter de me faire descendre par erreur par le paternel (ça ne risquait pas vraiment, je serais le seul armé), soit ne pas faire de bruit du tout, ne réveiller personne et laisser un mot quelque part en évidence pour le lendemain. Et boire quelques bières en silence avant d'aller me coucher.
Le deuxième plan me plaisait plus. Quoique, affronter les parents dès le réveil le lendemain risquait d'être douloureux. Je ne les avais pas prévenus et ne comptais pas le faire. C'était peut-être une mauvaise idée.
C'était une très mauvaise idée. Au prochain arrêt, j'enverrais un texto laconique à ma mère et éteindrais le portable aussitôt.
De toutes manières, je n'attendais plus de message de qui que ce soit.

En fait j'avais un message vocal de Justine. Très bref : « il y a eu... un problème, quelque chose de grave... ici. Je peux pas te le dire comme ça, rappelle-moi, je t'expliquerai. C'est urgent. ».
Sa voix annonçait le pire. Je décidai de ne pas l'appeler avant demain. L'urgence attendrait.
Mais je ne pouvais pas, première règle, empêcher d'imaginer ce que ça pouvait être. Manu avait craqué et lui avait collé une rouste ? Elle venait soudainement de se souvenir que sa voiture n'était pas tout à fait la sienne, mais celle de sa belle-mère, membre de la Mafia Kosovar accro au crack ?
...j'imaginais l'incongru stupide pour éviter les vraies probabilités dramatiques.
La fin du monde avait bel et bien plongé la ville dans les flammes et elle me demandait de lui ramener des glaçons ? Loïc de la Soif De Sel s'était rasé la moustache ? Elle avait omis de me signaler qu'elle était séropositive ET hépatitique ?
Mes sarcasmes me défoulaient. La nappe sonique new-age n'avait même pas essayé de revenir et c'était très bien ainsi. L'angoisse rôdait dans le sous-bois mais elle tenait ses distances et j'avais continué à avaler de la route, implacable.
J'écris donc un court SMS à ma mère pour la prévenir que je débarquerais dans la nuit – et de ne pas m'attendre – tout en me dégourdissant les jambes sur un parking poids-lourds complètement vide. J'avais envie d'une bière.
Justine n'avait pas réussi à réellement m'inquiéter. J'avais bien évidemment pensé à Julien. D'une manière ou d'une autre, elle avait appris sa mort. La famille déposait plainte et je me retrouvais recherché par la police. Royal. Parfait. Exactement le genre de pensée qu'il fallait que je laisse couler. Vite, jusqu'au fond du fond du lac, dans le noir et dans le froid, là où je ne la retrouverais pas.
Manqué : ça flottait comme une grosse bouée obscène. Mais elle flottait comme une conne et moi je la contournais en nageant comme un putain d'indien. Je n'allais pas me laisser déboussoler, pas encore. J'avais bien failli craquer, tout à l'heure.
De toute manière, il n'y avait pas de raison pour que Justine soit au courant de cette histoire. A moins que Sonia...
Non.
Au pire, si Julien était mort, il fallait bien que je me dise : c'était un accident.
Julien, un accident. José, un suicide. Je ne suis pas responsable.
Julien, auto-défense, maître ! José, son suicide n'a rien à voir avec le fait que je lui aie dégommé la gueule quelques semaines avant. Sa copine s'est barrée parce qu'il n'avait plus exactement un très beau sourire, par ma faute, certes, mais ce n'est pas avec moi qu'il partageait sa vie. C'est une histoire de grognasse, monsieur le juge, vous savez comment c'est...
Putain, Justine n'aurait pas pu me le dire sur mon répondeur ?! Était-ce si difficile ?
Non je ne la rappellerais pas. Pas maintenant.
Quelque chose de grave est arrivé. Ici.
Non, là-bas. Ici, maintenant, c'est moi et la route, point barre. Moi et le retour au bercail. Là-bas, ça ne me concerne plus.
Tu fous le bordel et tu fuis, c'est ça ? Tu ne veux même pas savoir ce qui a bien pu se passer ?
Oui, je fuis, bien vu. Non je ne veux pas savoir. Il ne faut pas !
As-tu peur de savoir ? Ou peut-être le sais-tu déjà ? Comment va Sonia ? Comment va la maîtresse de maison ? Comment va-t-elle, au milieu des flammes de l'apocalypse ?

Il fallait que je reprenne la route, je m'égarais encore dans ma tête, à tourner en rond sur ce parking.
_ C'est reparti.
J'éteignis mon portable.


 
XXIII (JULIEN-1)

Des culs s'entrechoquent. Fais-moi mal, Julien, fais-moi mal !. Mosaïque de culs qui s'tapent.
Il faut que tu places ton argent, comme ça ils ne te retrouveront pas, c'est sûr.
Je suis pas sûr. Je crois bien qu'on en a après moi.
Tu l'as dit ! Si tu l'as dit c'est que tu te sens coupable !
Il faut que je chie mais ils sont tous autour de moi. Ils me matent.
Les petites bêtes enterrent leurs excréments : pour ne pas que les grands prédateurs les retrouvent. Cache-toi !
Ça fait longtemps que je suis dans ce trou.

Une fille nue se dandine devant moi. Elle se tourne et tend ses fesses vers moi.
Elle se moque de moi !
Ne me méprise pas ! Ne me méprise pas, sale putain ! Ou je jure, je jure que je te massacre ! Je te massacre, t'entends ?!?
Je crois que je l'ai déjà vue, ici.
Ici, où ça ? Où suis-je ? Je suis dans la terre.
Les cheveux se dressent sur la tête de la fille.

Te moque pas de moi.
Ses cheveux se dressent sur sa tête, on dirait des bêtes.
Des flûtes, des serpents tout droits en l'air sur sa tête. Des choses mortes qui flottent tout droit sur sa tête.
Elle s'approche de moi elle se cache les seins, elle ne se moque plus de moi.
Elle a pas intérêt.

_ Julien ?
_ T'es qui, toi ? T'es bonne, on baise ?
_ Non.
_ Pourquoi t'es là ?
_ Tu as mal.
_ J'ai pas mal. J'ai envie de baiser avec toi. Je sais que je suis en train de rêver, alors je fais ce que je veux.
_ Ça, c'est ce que tu crois. Et ce que tu crois vouloir, c'est pas toujours ce que tu veux.
_ Ah non, t'es pas lui ! T'étais une meuf, tout à l'heure et là...
_ Ça va mieux ?
_ Ah oui, ça va mieux... L'autre, là, que tu étais juste avant, pendant pas longtemps... lui, si je le choppe, je le tue. Je lui brise les os ! Un par un !
_ C'est ce que tu veux, hein ?
_ Non, c'est Sonia que je veux. Elle... elle m'a blessé. Mais je suis amoureux, merde !
_ Je sais, Julien, je sais. Tu ressens ce qui ressemble le plus à de l'amour. Ce dont tu es capable, pas plus, pas moins.
_ Mais ! Sonia, c'est toi ?
Elle n'arrête pas de changer. C'est jamais la même.
C'est toujours la même.
_ Non. Sonia est morte.
_ Mais tu es là ! Tu étais une autre fille avant, mais je le sentais bien que c'était toi !
_ Sonia est morte. Laurent lui a fait du mal. Et Sonia est morte. Il faut que tu l'arrêtes, Julien.
_ Qui ?
_ Laurent !
_ Non ! Il t'a fait du mal, ma chérie ? Laisse-moi te toucher, rien qu'une fois, encore une fois... S'il te plaît !
_ Non. Tu vois, je ne suis pas Sonia.
Ce n'est pas Sonia.
_ Mais qui t'es, alors ? Tu me fais voir Sonia, et puis l'autre aussi. T'es qui, toi ?
_ Je suis l'amour de Laurent.
_ La meuf à Laurent ?
_ Non. Je suis celle qu'il croit aimer.
_ Je comprends rien. Je sais que je rêve, mais tout est si...
_ T'as jamais été très futé.
_ Ne me méprise pas, putain !
Je l’attrape je l'emmène avec moi dans la terre. Tout contre moi.
Elle est froide. J'ai froid.
_ Ah ! T'as vu, c'est mon rêve, et je peux le contrôler, t'aimes bien quand je te serre comme ça, hein ? Contre ma grosse queue.
_ Une queue ? Moi je ne sens rien, Julien. D'ailleurs je ne suis plus là. Je suis juste en toi. A l'intérieur. Dans tes couilles, dans ton cerveau, dans tes os, ta moelle de rêve, c'est moi.
Elle n'est plus contre moi. C'est pire. Elle est là-dedans.
_ Arrête, putain ! Arrête ! Sors de là !
_ Non. Mais je jure que tu ne vas pas mourir, Julien, je le jure. Pas complètement mourir.
_ Mais pourquoi je devrais mourir ?
_ Tu es à l'hôpital. Ça te revient ?
_ Non ! Si, si... ça me revient. Oui ! Je vais le tuer, cet enfoiré ! C'est lui qui m'a fait ça !
_ Il faut que tu l'arrêtes. Il me fait faire de ces choses... Il faut que t'arrêtes tout ça.
_ Comment ? Que j'arrête quoi ?
_ Sors de là. Lève-toi. Marche.


Je marche.
Je suis avec toi.
Elle est avec moi.
Je fais un pas, les paysages défilent. Je vais vite. Je vais plus vite que n'importe qui. C'est grâce à elle. C'est sa magie. L'hôpital est déjà loin derrière. Je l'ai entrevu une seconde. Des couloirs, une chambre, des gens qui ne me voyaient pas.
Je n'ai plus mal. Quelque chose n'allait pas avec ma tête.
Mais je n'ai plus mal. C'est sa magie.
Je fais quelques pas, les routes et les villages défilent. Je vole, je file, je marche plus vite, je suis là et déjà ailleurs.
Il faut que tu arrêtes tout ça.
Tu es mon amie la magicienne.
Oui, je dois l'arrêter.
Je fais quelques pas, les distances disparaissent, je suis bientôt arrivé, je vais le retrouver.
Je sais quoi faire. Je vais l'arrêter, l'écraser.
Tout est de sa faute.
Je vais le tuer.


 
XXIV

Beaune. Plus très loin de chez moi.

Je peux tout faire. Lancé dans mon vaisseau de fer. Le garçon magique, le fou, l'idiot, le sage, l'enfant vaudou et le croque-mitaine. Je pense à mon arme et tac !, elle est dans ma main, posée contre le volant. Je croyais qu'elle n'était pas chargée mais je vois bien les balles dans le gros barillet. Elle est devenue une extension de moi-même. Ouais.
Je peux tout faire. Ou presque.
J'écris dans ma tête des chansons sur la minable histoire de ma vie, passé, présent et futur se mélangent. Dans mon navire interstellaire, je remonte le temps. Je le plie à ma volonté.
La voiture et l'arme sont des extensions de moi. Le temps est une extension. Le seul temps qui soit, qui reste dans le chaos : le mien. Jour et nuit ne sont qu'un décor où je joue ma pièce, ma partition composée en temps réel. Le seul réel : le mien.
La vitre contre moi s'ouvre, descend complètement dans la portière. Je sors mon bras-arme et le dépose contre le flanc. Je tends et décale un peu mon bras-extension, le vent relatif le malmène mais je suis fort. J'appuie sur la gâchette. La déflagration est terrible, la balle part dans le vide. Je ne sens pas le recul.
J'appuie encore sur la gâchette, j'appuie sur l'accélérateur. Je suis fort. La nuit tombe. Le décor crépusculaire est parfaitement reproduit. Si Stanley Kubrick a tourné le premier pas sur la lune en studio, il est le conseiller artistique de mon road-trip. De mon come-back. De ma renaissance. Laurent le born again.
A36, Dole.
J'ai commencé à reconnaître cette route. Je me rapproche. Je connais cette route. Je les connais toutes. Elles se ressemblent toutes.
Maëlle n'a jamais voulu de moi, de mon corps. Elle voulait bien de mon esprit, ça, elle l'aimait mon esprit et ma présence distante. Pas de corps-à-corps, la déesse a la chatte cousue ? Pas pour tout le monde... Mais je vais lui en boucher un coin, la scotcher, je vais sceller ses lèvres, la ramener au silence ! Je vais mettre fin à tout ça. Il est l'heure d'en finir.
Je rentre à la maison.
Papa et maman, j'ai quelques surprises pour vous, je vais beaucoup mieux : je suis fort, je viens dire adieu à mon ami José, l'enterrer, et jeter Maëlle hors de ma vie, à jamais.
Arnaud pourrait être fier de moi. Le frangin ne l'a jamais aimée, cette fille. Qu'il l'ait baisée ou non... Il me conseillait de m'en méfier, de prendre garde. Je ne l'avais pas écouté. J'étais faible.
Mais plus maintenant.
Je suis enragé, je suis armé.
Et je suis magique.
Je ramène mon bras et l'arme à l'intérieur de l'habitacle. Il commence à faire froid. Je ferme la vitre.

Laurent, il est temps que tu arrives, tu perds pied à conduire depuis des heures et des heures. Tu te perds. Tu dérailles, vieux.

Pas faux.
Besançon, à proximité.
Une décharge de détresse me tordit le bide. La panique m'envahit. Où était l'arme ? Je tâtai au hasard sous le siège : je la sentis, là, dans le sac. J'étais soulagé et en même temps, cette peur-panique continuait à me ronger. Une fois arrivé au bout, qu'allais-je faire ? Étais-je vraiment si fort ? Allais-je pouvoir tout encaisser ?
Oui, il le fallait.
Et après ? Allais-je retourner en Bretagne, ramener la voiture à Justine ?
Peu importe, il fallait que j'avance. Kilomètre après kilomètre. Pas à pas. Et on verra bien.
Justine... je devais reconnaître que je m'étais un peu attaché à elle. Et Sonia... encore pire. Je me rendais compte seulement maintenant que, d'une façon tordue et malade, elle comptait pour moi. Rien de tel qu'une bonne séparation pour remettre deux-trois trucs à plat.
Même le putain de Fred, il me manquait presque. Il fallait vraiment que je sois épuisé pour penser ça.
Tu ne penses pas forcément ce que tu penses.
Ah oui, c'est vrai.
Je me rendais bien compte que j'avais fini par rentrer dans une espèce de transe délirante. Ça me faisait peur, mais c'était parti désormais. Et j'avais fait le plus gros du trajet.
Je me souvins avec dégoût du chien que j'avais écrasé. Je l'avais sûrement seulement achevé. Et en écho, je pensai à Sonia, qui avait lavé la route.
Je l'imaginais en tunique blanche immaculée, uniforme virginal sacrificiel, une bassine et une brosse dure à la main. Et le chhhhiik-chhhhiik des poils drus contre le bitume. Les bruits liquides de sa main et de la brosse baignées dans l'eau de la bassine, qui vire vite à la couleur douteuse, du grenat et du gris. Et une drôle d'odeur. De chien et de chair, de sang et de merde, toujours elle, la merde.
Et Sonia, penchée en avant, ses gros seins blancs menaçant de s'évader de sa tunique de fausse vierge.
J'éclatai d'un rire gras et bas, seul comme un con dans l'habitacle enfumé de la bagnole proprette de Justine.
Mon rire sonnait faux et me fit un peu peur.
Maëlle, pourquoi voulais-tu t'ôter la vie ? Quel était le malaise ? A-t-on besoin d'une raison ? Le mal de vivre a-t-il besoin d'un traumatisme originel ?
Tu voulais que ce soit de ma faute ?
Connard égoïste !
Tu m'as transmis l'arme. Voulais-tu me transmettre un message ? Voulais-tu me confirmer que rien ne valait vraiment la peine ?
Des symboles creux. Des symboles morts. La tête dans le nombril. L'enfant dans le puits. L'enfant mort au creux de la main. Plus qu'un insecte écrasé. Il faut le venger !
La peine.
La douleur.
La vie est espoir. L'espoir est douleur. La vie est douleur. Et le plaisir, ce sadique plaisir, ne fait que la mettre en valeur. Vois comme tu peux être heureux. Vois comme il suffirait de si peu. Vois comme ça semble presque possible. Vois comme c'est proche, à portée de main. Tu pourrais le saisir, le faire tien. Pendant un moment. Quelque temps. Puis plus rien. Ça recommence. La perte. L'illusion.
L'illusion. Elle se fabrique. « Et là il se réveilla. » De qui se moque-t-on ? Ça n'arrive pas. Ça n'arrive jamais, ça : « et là il se réveilla ».
Je ne me réveillerai pas de ce cauchemar. Je dois seulement le faire mien et peut-être je pourrai le modifier, le plier à ma volonté. Changer la fin. Et le début. Changer l'histoire. Changer mon histoire, la seule qui importe. Je suis le monde. Il est ce que je perçois. Je suis ce que je perçois. Maëlle tu avais raison. Peut-être tu es morte. Le mois dernier. Et là tu t'es réveillée.
Des larmes coulaient sur mes joues.
Quelque chose ne tourne pas rond. Depuis longtemps. J'ai fui mais là je reviens. Je vais arranger tout ça. Remettre les choses à leur place. Remettre les gens à leur place. Dans leurs boîtes, leur histoires, leurs petites maisons de poupées où ils naissent, vivent et meurent.
Je peux changer le monde. Je peux changer mon monde. Tout est possible. C'est magique.
_ C'est magique, murmurai-je en m'essuyant la face avec ma main qui tremblait.

Plus tard, comme par magie, j'arrivai à la maison. Banlieue de la banlieue de la petite ville de Montbéliard. Chez maman et papa. Mon village. Chez moi.
Je coupai les phares en entrant sur notre petit chemin de gravier. Je me garai, serrai le frein à main. Écoutai le silence de l'habitacle, le silence dehors, le silence de la nuit, le silence de la maison qui me faisait face. La maison de mon enfance. Maison hantée. Maison adorée. Maison vomie, crainte et respectée.
Il était temps d'entrer en scène, à nouveau, de faire l'architecte et le prophète, le chef d'orchestre et le maître-chanteur, le devin et l'apôtre. Faire le ménage, distribuer menaces et récompenses, punir, féliciter et rétablir ma vérité.
Je délirais encore. Je le savais. Ça ne me posait plus de problème. Tout allait bientôt s'arrêter.
J'ouvris la porte, attrapai ce qui restait de mes affaires et sortis. L'air frais me fit du bien. Je restai là à le respirer, ce bon air de la campagne franc-comtoise, et je refermai sans bruit la portière.
La porte du garage était fermée. Maman avait oublié de la laisser ouverte pour moi. J'avais les clefs. Je ne me souvenais plus de les avoir gardées, mais elles étaient bien là dans ma main. Alors j'ouvris et entrai dans le noir du sous-sol. L'odeur si particulière m'assaillit les naseaux. L'odeur de notre garage. Odeur d’égout, de terre, de manque de lumière, araignées et cloportes séchés. Odeur d'huile à moteur et de vieux plâtre, de graisse et de cigarette froide. J'allumai la lumière. Le vieux biclou de ma mère prenait la poussière, au fond avec des cartons où j'aurais pu y trouver les cours de la seule année de fac de mon frère, quelques manuels scolaires portant encore l'étiquette Laurent ou Arnaud, et peut-être même quelques jouets. Je déposai ma guitare dans un coin, gardai mon sac sur l'épaule. J'allai à la cave, derrière, à droite, passai sous la petite porte beaucoup trop basse. Il n'y avait plus beaucoup de bouteilles de vin, alors j’agrippai un pack de Fisher et refermai derrière moi. Je montai les escaliers, ouvris la lourde porte de séparation et entrai dans la pénombre de l'étage.
Tout était éteint. Il n'y avait pas un bruit. Les parents devaient dormir. J'allai au salon. Ça sentait un peu l'alcool. J'allumai une petite lampe à l'abat-jour jauni. Deux gros verres à whisky trônaient sur la table basse, avec un cadavre de ce mauvais cognac que s'enfilait mon père. Ce soir, il n'avait pas été le seul. Je croyais que ma mère avait arrêté de boire. Mélangé à ses médicaments, l'alcool avait des effets désastreux sur son comportement.
Mais peut-être avaient-ils eu de la visite. Mon père n'avait plus d'ami. Et ma mère... Je n'en savais rien.
Je m'installai confortablement dans le vieux fauteuil défoncé du père quand je réalisai que je n'avais pas de décapsuleur. J'allai dans la cuisine m'en dégotter un.
Je sursautai en passant la porte. Il y avait quelqu'un assis sur une chaise, dans le noir. J'allumai la lumière. Ma mère, qui clignait des yeux.
_ Maman ?
_ Tu en as mis du temps...
Sa voix était morte, atone, caquetante. Son visage était bouffi, elle avait grossi, sa peau était vilaine, molle, grise.
_ J'ai cru que tu n'allais jamais arriver. J'ai cru que tu n'allais jamais rentrer.
_ Salut Maman. Je suis là.
Je me penchai pour l'embrasser, elle se laissa faire. Elle sentait mauvais. Son haleine, certainement. Odeur d'alcool mal digéré.
_ Je cherchais un décapsuleur.
_ Dans le tiroir, là, tu sais bien.
_ Ouais, merci. Je vais chercher une bière, j'arrive.
_ Il y en avait en bas à la cave, je crois.
_ J'ai trouvé.
Je retournai au salon, saisis le pack de bière et pris une longue inspiration. Ça me faisait un choc de revoir ma mère après tout ce temps. Combien de temps ? Combien de mois étais-je parti ? J'avais perdu le compte. Trois mois ? Six mois ? Quelque part entre les deux ?
Ma mère avait changé. Elle avait l'air fatigué. Elle me paraissait vieille.
Ça n'allait pas être facile.
Aucune joie, aucune vie ne se dégageait de la maison. C'était comme si elle avait été laissée un peu à l'abandon. Les choses étaient rangées, trop rangées, et rien ne semblait vraiment propre.
Je retournai à la cuisine. Maman n'avait pas bougé.
Je décapsulai ma bière et m'appuyai la hanche contre la table, face à elle.
_ Tu en as mis du temps.
_ La Bretagne, c'est pas tout près.
_ Oh... Non, c'est vrai. Tu as fait bonne route ?
Si elle savait. Si elle savait comme le trajet avait été étrange. Si elle savait comme tout était étrange ; ici, aussi. Elle qui m'avait attendu dans le noir. Sinistre.
_ Ça va. On m'a prêté une voiture.
_ Oh. Qui ça ?
_ Une copine.
_ Ta petite amie ?
_ Je n'ai pas de petite amie, maman.
_ Ah. Ton père dort. Il ne va pas bien. Il a trop bu. Et cet enterrement... Ça fait mal.
_ Vous ne connaissiez pas José.
_ José ? Bien sûr que si. On le connaissait. On l'a vu souvent. Tu ne te souviens pas ?
_ Si tu le dis...
_ On l'a vu ici. Avec toi. Et tes amis. Les autres, je les connais moins. José, je m'en souviens bien. Un autre a appelé. Comment c'était déjà...
_ Je suppose que c'était Renaud...
_ Renaud ? Oui, ça me dit quelque chose.
La bière était déjà presque vide. J'avais vraiment soif. J'avais faim, aussi. Boire calmerait la faim quelque temps. Je ne voulais pas manger comme ça, avec ma mère. A vrai dire, elle me coupait l'appétit. « Salut maman, content de te voir ! Tu peux pas aller te coucher, là, tu me perturbes, tu me coupes l'appétit », comme ça serait pas gentil, ça non. Et j'avais la flemme de manger.
Alors je buvais. Je finis la cannette et en ouvris une autre.
_ Tu bois trop vite.
_ J'ai soif.
Elle se tortilla sur sa chaise. Elle grinça. C'était le premier geste que je la voyais esquisser depuis mon arrivée. A peine avait-elle très légèrement tendu la joue quand je l'avais embrassée.
_ Tu as fait de la musique, là-bas ?
_ Pas assez.
_ Alors tu vas rester ?
_ Je ne sais pas. Je dois retourner là-bas pour rendre la voiture.
_ On peut te payer le billet le train pour revenir. Si tu as des soucis...
_ Je déteste le train.
_ C'est quand-même pas si terrible.
_ J'ai toujours détesté le train, tu le sais bien.
_ Tu détestes tellement de choses...
Elle regardait dans le vague. Elle m'inquiétait. Je me demandai si elle n'avait pas augmenté la dose de ses médicaments. Si elle avait bu, comme je le pensais, ça ne devait pas arranger les choses. Je devais veiller à ne pas la malmener, sinon c'était crise de larmes et reproches datant de Mathusalem assurés. Du pur délire où tout se mélangerait, passé au mixer des neuroleptiques et de la dépression nerveuse mal soignée.
_ On se fait du souci pour toi.
_ Qui ? Toi ?
_ Papa aussi...
Je ne pus réprimer un bruit sarcastique.
_ Il se fait du souci aussi. Papa, moi, ta grand-mère... Ce... Renaud, c'est ça ? Lui aussi il se fait du souci. C'est papa qui m'a dit.
Je me maîtrisai et me gardai de lui confier tout le mal que je pensais de lui désormais.
_ Il n'a pas l'air de beaucoup l'aimer. Mais tu connais ton père.
Là-dessus on était d'accord. Je n'aimais pas Renaud non plus. Plus depuis Paris.
Elle cligna des yeux, comme si elle se réveillait.
_ Oui, on se fait beaucoup de souci. Tu as mauvaise mine. Tu as mangé ?
Je grognai quelque chose qui devait ressembler à un oui car elle n'insista pas.
La bière était bonne. Je ne sentais plus la faim. J'avais déjà envie de fumer. Mon père s'enfilait trois paquets par jour mais ici on ne fumait pas à l'intérieur, oh non. Au sous-sol.
_ Ils l'ont ramené ici.
_ Quoi ?
_ José. Ils l'ont ramené ici. Pour l'enterrement... A Audincourt.
_ Je sais, oui.
_ Il était parti à Paris. Je m'en souvenais de ça. Ils sont plusieurs plusieurs à être partis là-bas.
_ Pas moi. Plutôt... C'est pas pour moi, Paris. Quelle horreur.
J'avais failli dire « plutôt crever ».
_ Ils l'enterrent jeudi. Je ne sais pas si je vais y aller...
_ Tu n'es pas obligée, man'.
_ Non, je ne suis pas obligée. Mais même si je n'y vais pas, je saurai...
Silence. Elle se frotta la joue doucement.
_ Tu sauras quoi, man' ?
_ Ben je saurai que... Qu'ils le mettent en terre. Je le saurai quand je serai ici et je pourrai rien faire. C'est peut-être mieux que j'y aille. Que je le voie.
_ Je ne sais pas si c'est une bonne idée...
_ Mais puisque je te dis que je saurai ! Si je reste ici à rien faire pendant l'enterrement... C'est pire. Tu comprends ? C'est pire !
Elle pleurait. Ses yeux étaient écarquillés et elle pleurait. C'était moche à voir. J'aurais voulu être encore ce bon fils qui console sa mère triste. Ça faisait longtemps que je n'en avais plus la force. Je l'avais trop fait.
_ Après ce qui est arrivé à ton frère. Et ce qui est arrivé à la p'tite.
Elle se tut brusquement, sachant qu'elle venait de commettre une erreur.
Quelque chose se souleva en moi, quelque chose qui allait me rendre fou. Il fallait que je me contienne. Il fallait que je calme cette chose en moi.
Et moi aussi, j'aurais dû garder le silence :
_ Ce qui est arrivé à qui ? De quoi tu parles maman ? De QUI tu parles ? Tu as bu ? Oui, tu as bu, je le sais, je le sens, tu pues l'alcool. Et tes cachets à la con, là, combien t'en bouffes, hein ? Combien t'en bouffes ? T'en es à trois boîtes par semaine, là ? T'en es à combien ?
J'étais pas loin de crier, mes dents serrées retenaient difficilement ma colère. Mon ventre était un magma de chair acide et compactée. Ma vision s'assombrit.
Ma mère écarquilla encore plus ses yeux sur le vide loin à côté de moi.
_ Regarde-moi maman ! Regarde-moi !
Elle n'y arrivait pas. Ce n'était pas le ton brutal de ma voix qui allait l'encourager.
Je lui faisais peur.
Quelques mots lui avaient échappé et avaient réveillé la bête. Juste quelques mots.
_ Mon pauvre chéri... Mon pauvre chéri...
La digue allait péter, la digue allait péter ! Toute la merde allait sortir ! Il fallait que je parte ! Je n'aurais jamais dû revenir.
_ Je comprends rien à ce que tu dis ! Vieille folle !
Alors elle chevrota quelques derniers mots, quelques derniers mots fatals.
_ Mais mon chéri... tu sais bien. Tu sais bien !
Enfin, elle planta ses yeux souffreteux dans les miens.
Et je sus. J'avais toujours su.
L'enterrement. L'autre, pas celui d'Arnaud. Le suicide. La folie qui s'en était suivi. Maëlle.
Maëlle, morte.

Maëlle est morte.
La cannette de bière tomba de ma main et explosa sur le carrelage de la cuisine. Du vomi jaillit de ma bouche, arrosant les genoux de ma mère. Je me sentis pencher du côté de la table. Je m'affalai contre, pas loin de tomber. Ma mère restait assise. J'avais envie de frapper son visage désespéré à coups de poings, mais je n'avais plus aucune force. Un peu de bière ressortit encore de ma bouche, coulant dans mon cou, sous mon t-shirt. Ma mère restait assise. Je la regardais comme une étrangère, comme une folle meurtrière, comme si elle était en train de m'arracher le cœur. Et pourtant je ne sentais plus rien.
Le nid de nœuds dans mes entrailles n'était plus.
J'étais écrasé sous une stèle de vérité. Un building de vérité, une montagne.
Il n'y avait pas à luter. Maëlle était morte. Et pourtant je l'avais vue ce matin. J'avais oublié qu'elle était morte. Et pourtant, elle était là ce matin, contre moi. On s'était même embrassé. Maëlle est morte et pourtant elle est vivante.
Maëlle est morte, Maëlle est vivante.
A cause de moi. Grâce à moi.
Alors j'éclatai de rire. Ma mère restait assise.
Et je continuai de rire.

Changer la fin. Et le début. Changer l'histoire.
MAGIC BOY!
10 janvier 2013.
...à suivre et à finir, si tu le veux toujours.